ITINERARI le blog

L'ORIGINALITE DE LA GASTRONOMIE ITALIENNE

Boccace et la gastronomie

Parmi les personnages dont l’image est souvent liée à la gastronomie, Boccace occupe sûrement une place de choix

Le nom du grand écrivain, auteur du célèbre Décaméron, a été souvent lié à une image de bien manger et bien boire. Mais pour mieux comprendre ce qu’il y a de vrai dans ce stéréotype, nous avons posé quelques questions à Giulia Parma, post-doctorante dans le cadre du projet ERC AGRELITA, à l’Université de Caen Normandie. En mars 2025 elle a soutenu à l’Université Sorbonne Nouvelle une thèse en études italiennes intitulée « La figure de la nymphe chez Boccace et son rapport avec la tradition : représentations, significations, récurrences ».

Itinerari : Dans l’imaginaire collectif, le nom de Boccace est souvent lié à la passion pour la cuisine, le vin et la gastronomie. Cette image populaire correspond-elle à la réalité ?

Giulia Parma : Nous pouvons certainement affirmer que cette image naît d’une donnée réelle et incontestable : la nourriture et les pratiques associées jouent un rôle de premier plan dans la production boccacienne, en particulier dans son œuvre majeure. Le lexique du Décaméron en témoigne : la rubrique « Le cose (e le parole) del mondo » (Les choses (et les mots) du monde) incluse dans une des éditions les plus récentes de l’œuvre, par Amedeo Quondam, Maurizio Fiorilla et Giancarlo Alfano (BUR-Rizzoli, 2013), récence une certaine variété de mots relatifs à la sphère lexicale de la nourriture et de la cuisine. La consommation d’aliments occupe une place importante, à la fois dans les nouvelles et dans le récit-cadre : le verbe « mangiare » (manger), sans compter ses synonymes, est attesté 141 fois. Boccace utilise parfois des termes ‘techniques’ de la cuisine et de la gastronomie, ou faisant référence à la vie quotidienne, à des plats et des recettes de l’époque, comme dans la nouvelle de Calandrino (VIII, 3), où sont mentionnés des « salsicce » (saucisses), du « formaggio parmiggiano grattuggiato » (fromage Parmigiano rapé), des « maccheroni », ou encore des « raviuoli » « in brodo di capponi » (ravioli dans un bouillon de chapons).

Tout le monde connaît certaines nouvelles du « Decamerone », telles que « Chichibio, cuisinier », Ser Ciappelletto ou encore Calandrino. Mais au-delà du rôle spécifique joué dans les différentes nouvelles, quelle est la fonction narrative et métaphorique que la cuisine et le vin ont dans le livre ?

En effet, de nombreuses nouvelles du Décaméron décrivent des scènes de repas, souvent collectifs, ou de cuisine. L’alimentation est un besoin essentiel du corps humain, et s’accompagne souvent au plaisir, un plaisir matériel. Or, comme nous le savons, le corps et les plaisirs de la chair jouent un rôle central dans l’œuvre… Les membres de la « brigata » (brigade) qui racontent et écoutent les nouvelles se consacrent eux aussi à cette activité quotidiennement, pendant les dix jours de leur séjour dans la campagne de Florence. Des mets et des vins raffinés et délicats leur sont servis selon un rituel précis, deux fois par jour, le matin et le soir, en suivant les habitudes de la bourgeoisie florentine de l’époque. En quittant la ville de Florence frappée par la peste, les jeunes gens de la « brigata » fuient les dangers d’une autre maladie de l’âme, la mélancolie. Ils ont la tâche difficile de ‘refonder’ une civilisation saine et ordonnée, en fournissant ainsi un modèle de vie heureuse et équilibrée aux lecteurs et, surtout, aux lectrices de l’œuvre. En ce sens, la nourriture et les boissons qui assortissent leurs repas, consommées toujours avec modération, constituent un régime, un de ces ‘remèdes’ terrestres qui peuvent conduire à la guérison, par le plaisir. À qui voudrait approfondir cette question je conseille l’ouvrage d’Anne Robin, À la recherche de l’équilibre. De la maladie à la santé : l’histoire de la lieta brigata du Décaméron (Longo, 2022).

En dehors du « Decamerone » cette importante présence de la gastronomie, est-elle remarquable également dans d’autres œuvres de l’auteur ou dans sa correspondance ?

Le Décaméron est sans aucun doute l’œuvre où la gastronomie et la nourriture en général occupent la place la plus importante. Cependant, elles sont présentes également dans d’autres œuvres de la production de Boccace. Pour la présence de banquets, de scènes de repas collectifs, rituels sociaux nobles qui serviront de modèle au Décaméron, nous pouvons mentionner le Filocolo ou l’Elegia di Madonna Fiammetta. Pour citer un exemple un peu différent, dans le Ninfale fiesolano, poème pastoral qui raconte l’histoire simple d’une nymphe et d’un berger, un banquet rustique réunit les nymphes qui vivent dans la même communauté à la suite de la déesse Diane. Ce repas, à base de viande de sanglier et de gibier non assaisonnée et de « pan che di castagne allor facièno, /ché grano ancor le genti non avièno » (pain qu’ils faisaient à l’époque avec des châtaignes/ parce que les gens n’avaient pas encore de blé) (huitains 223-224) montre la simplicité qui caractérise cet univers pastoral, loin dans le temps et dans l’espace du monde civilisé de Florence du XIVe siècle. Une autre œuvre, plus tardive, où la nourriture a une importance non secondaire est le Corbaccio. Ici, Boccace l’utilise, entre autres, à des fins comiques, pour dénoncer et ridiculiser les excès de la veuve protagoniste, encore une fois à travers la référence à des recettes de l’époque. La femme mange avec une avidité extrême « grossi capponi » (gros chapons) et « pappardelle col formaggio parmigiano » (pappardelle avec du fromage parmigiano). Elle prétend tout type de met pour remplir son ventre sans fond: « Le vitelle di latte, le starne, i fagiani, i tordi grassi, le tortole, le suppe lombarde, le lasagne maritate, le frittellette sambucate, i migliacci bianchi, i bramangieri, de’ quali ella faceva non altre corpacciate che facciano di fichi o di ciriege o di poponi i villani quando ad essi s’avvengono »(§ 219-220) (Les veaux de lait, les perdrix grises, les faisans, les grives grasses, les tourterelles, les soupes lombardes, les lasagnes « maritate », les beignets au sureau, les « migliacci » blancs, les blanc-mangers, dont elle ne faisait pas d’autres festins que n’en font les paysans avec des figues, des cerises ou des melons lorsqu’ils en trouvent). En ce qui concerne la correspondance de Boccace, les références à la nourriture sont plus rares. Selon la pratique des intellectuels de l’époque, les sujets traités, le plus souvent en latin, sont élevés et peu de place est accordée aux thèmes quotidiens. La lettre à l’ami Francesco Nelli constitue, toutefois, une exception intéressante. Ici, Boccace compare la situation qu’il a vécu à Naples, confiné dans une petite chambre et contraint à consommer des repas frugaux, pour ne pas dire dégoutants, avec des hommes malhonnêtes, pauvres et grossiers, à celle de l’homme qui aurait dû l’accueillir dans sa riche demeure, le Grand Sénéchal du royaume Niccolò Acciaiuoli. Les banquets organisés à la cour (dont Boccace garde le souvenir) sont en effet bien différents : abondants et somptueux, ils offrent aliments et vins raffinés et rares. Cela nous dit quelque chose de l’importance, y compris symbolique, que Boccace accorde à la nourriture et au repas dans sa vie.

L’œuvre de Boccace, peut-elle être considérée une source pour l’histoire de la gastronomie italienne ?

G. P. : Oui, sans aucun doute toutes ces références à la nourriture peuvent nous renseigner sur les recettes typiques de l’époque et du milieu de Boccace, sur les habitudes et les pratiques culinaires des différentes classes sociales et sur le rôle et les significations que celles-ci pouvaient endosser en littérature comme dans la vie réelle.

Revenir en haut de page
logo blog
Résumé de la politique de confidentialité

Ce site utilise des cookies dits cookies fonctionnels, qui sont automatiquement déposés car ils sont nécessaires à la fourniture du service, et des cookies statistiques afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible.